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Présenté et annoté par Martin Guerpin
Mathilde Marsal
Dans cet entretien mené hors de la sphère publique et médiatique, Didier Lockwood s’exprime de manière circonstanciée sur l’« école de violon jazz français », son histoire, ses figures, mais aussi sur le statut même de cette école, sachant que le violoniste adhère plus volontiers à l’idée d’une école européenne du jazz. Au prisme de ces questions, Lockwood évoque tour à tour les plus importantes figures du violon jazz au XXe siècle, ainsi que la jeune génération de violonistes de jazz français.
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In this interview conducted outside the public and media context, Didier Lockwood explains extensively about the "French jazz violin school", its history, its figures, but also about the very nature of this school, since the violinist is more inclined to embrace the idea of an European school of jazz. In the light of these questions, Lockwood evokes in turn the most important jazz violin figures of the 20th century, as well as the young generation of French jazz violinists.
- Ma première question porte sur la tradition française de violon jazz. Peut on dire que cette (éventuelle) tradition découle de Stéphane Grappelli (1908- 1997) qui incarnerait le chef de file de toute une lignée de violonistes ? Et peut on parler d’une « école française du violon jazz » ?
D’abord, je pense que ceux qui ont fait l’image du violon français, ce ne sont pas forcément les violonistes classiques. Ce sont les jazzmen. D’ailleurs j’ai toujours été étonné que l’on n’ouvre pas de classe de violon jazz au CNSM [1]. C’est pour cela que j’ai fait mon école [2], parce que les institutions ont toujours été un peu réfractaires. Oui, il y a une école française. Tout comme il y a une école polonaise.
- En l’occurrence, j’ai été voir un concert de musiques improvisées plutôt tziganes avec Roby Lakatos, qui vient de Hongrie…
Oui, mais lui est tzigane. Cela n’a rien à voir. Il est plutôt de l’école de Florin Niculescu [3]. C’est bien particulier.
- Léo Ulmann [4], avec qui j’étudie au conservatoire de Bruxelles le violon classique, fait partie de l’ensemble de Roby Lakatos [5]. C’est le seul violoniste français, tous les autres sont hongrois. Quand je suis allée parler de Grappelli à Lakatos à la fin du concert, celui ci m’a dit : « Nous, on l’a, notre Grappelli, c’est le petit français Léo ! ». C’est quand même révélateur que cette idée d’école française du violon existe bel et bien.
L’école française remonte à Michel Warlop [6]. C’est lui qui a été le précurseur. Stéphane Grappelli est arrivé après parce qu’il était pianiste. Il s’est mis au violon pour avoir du boulot. Il a remplacé Michel Warlop dans l’orchestre de Grégor [7]. D’ailleurs, Michel Warlop, qui est mort très tôt, a légué le violon à Stéphane. Je l’ai eu entre les mains, ce violon. C’était symbolique. Disons qu’à partir de ce moment-là, il y a eu Michel Warlop, qui était très classique (prix du Conservatoire de Paris [8]). Stéphane est un autodidacte. Il racontait beaucoup de choses pour dire qu’il n’avait jamais suivi un cours, j’aurais tendance à dire qu’il était plutôt semi autodidacte.
- C’est l’un des seuls à avoir été « autodidacte » avec Stuff Smith aux USA.
Oui, Stuff Smith [9], c’est le côté noir américain. Mais Stéphane est vraiment issu de l’école et de la musique françaises. Ce qu’il y a chez les violonistes français, c’est que d’abord il y a une très bonne école française de violon. Donc techniquement, c’est très bon. En plus, on a eu quand même des compositeurs impressionnistes remarquables. Le jazz a beaucoup influencé la musique impressionniste, que ce soit Ravel ou Debussy. Je crois que la particularité vient de là, mais également du jazz musette. Dans les bals, quand quelqu’un jouait du trombone ou de la trompette, il jouait aussi du violon. C’est un peu tout cela qui a fait le style Warlop et le style Grappelli, et surtout l’apport de Django [Reinhardt (1910-1953)], qui a ramené le côté un peu manouche. Donc la couleur vient de là, mais évidemment aussi du jazz américain.
- Vous êtes-vous inspiré de Grappelli ? Quelles ont été vos sources d’inspiration et vos modèles ?
Mon père était professeur de violon à Calais (enfin, il était instituteur et donnait aussi des cours de violon au conservatoire). Il écoutait du Grappelli. Celui qui m’a vraiment inspiré, c’est Jean-Luc Ponty [10]. Il a complètement changé l’expression de l’instrument : il a enlevé le vibrato, il a essayé de jouer comme un saxophoniste (il était saxophoniste lui-même). Donc ce que j’aimais, c’est qu’il ait changé le point de vue de l’instrument. Ce que je n’aimais pas au violon, c’était l’exacerbation classique, romantique, avec un excès de vibrato.
- En étant également trompettiste, avez-vous cherché à transposer au violon ce que faisaient les cuivres dans le jazz ?
Oui, bien sûr. Mon contact avec Stéphane s’est fait plus tard. En fait je l’ai découvert quand lui m’a découvert. On jouait ensemble. J’étais dans le Big Band de Michel Colombier [11] à l’époque, c’était en 1976 il me semble, au festival de Nancy. J’avais à peu près 20 ans. Stéphane m’a entendu jouer, et il m’a demandé de le suivre en tournée. Il y avait aussi le violoniste polonais Zbigniew Seifert [12], que j’aime beaucoup. C’est en jouant avec Stéphane que j’ai pu comprendre son génie. Et là, ça a été de grandes leçons. Il me donnait des leçons sans jamais m’en donner.
- Avez-vous eu d’autres modèles ?
Pas d’autres modèles violonistes. Les violonistes, c’étaient vraiment Jean Luc Ponty, Stéphane Grappelli et Zbigniew Seifert.
- Et Warlop ?
Warlop moins. Je le trouvais rythmiquement moins bon. Pour moi, il n’était pas vraiment sorti du classique. La grande différence entre le jazz et le classique, c’est le positionnement rythmique.
- Il est vrai que dans leurs versions respectives de « Lady Be Good », on voit que les trois violonistes (à savoir Michel Warlop, Stéphane Grappelli et Eddie South) n’ont pas du tout la même façon de jouer [13]. Et la grande différence réside en partie dans la conception rythmique de chacun.
Eddie South [14] est l’un des violonistes américains que je préfère. Le violon américain, c’est encore autre chose : il est issu du bluegrass. Tous les violonistes de jazz en majorité (par exemple Mark O’Connor) viennent de là, ou aussi du blues. Mais souvent avec des techniques assez sommaires. C’est un peu « brutal ». Le violon c’est très compliqué pour le jazz.
L’une des principales questions auxquelles je m’intéresse est celle de la place qu’occupe le violon au sein du jazz. Grappelli a certes contribué à l’installer et à l’imposer comme instrument soliste dans cette musique, mais vous, aujourd’hui, comment vous positionnez-vous en tant que violoniste dans le monde du jazz ? Pensez-vous faire évoluer le jazz ?
Le jazz évolue tout seul, il n’a pas besoin de nous. Ce n’est pas mon but de faire évoluer quoi que ce soit. Si je dois faire évoluer quelque chose, c’est moi. Je n’ai pas la prétention de faire évoluer une musique. Elle évolue de fait. Si on veut que les choses changent, il faut changer soi-même. Donc j’essaye de changer. Avec l’âge, on prend du recul, on entend et on voit des choses différemment qu’avant. Ce qui est important, c’est de toujours garder ce recul, ce regard naïf d’enfant, qui est libre de symbole. Un enfant ne met pas de nom sur les choses, et il les prend dans leur totalité sans y mettre une définition. De toute façon, dès qu’on commence à se parler, dans sa tête, ça veut dire que l’on est déjà conditionné. Un artiste se doit de sentir le mieux possible ce conditionnement. C’est ce que je cherche.
- Vous cherchez donc à créer une sorte de langage ?
Oui, c’est mon langage, ma symbolique, par rapport à mon histoire. Je suis passé au-delà du strict « truc » des violonistes de jazz. Les étiquettes sont faites. Je pense que le jazz apporte quelque chose pour l’enseignement de la musique. Pour moi, c’est important l’enseignement de la musique. C’est pourquoi j’ai fait un rapport sur la démocratisation de l’enseignement, qui a fait un peu de bruit [15]. Là, j’en ai refait une autre version qui progresse [16]. Ce qui est intéressant, c’est que je discerne maintenant les problématiques : comment apprendre à un enfant tout ce qu’on trouve de performant et de riche dans une musique ? Le jazz est un domaine où l’on a vraiment besoin de développer des capacités qui sont complètement différentes de celles que l’on nous enseigne en conservatoire. Moi, je me suis toujours élevé contre ça, contre la fermeture du « quand on ne sait pas faire, on n’enseigne pas ».
- Il est vrai qu’en conservatoire, il y a une sorte de standardisation des modèles d’enseignement. Pensez-vous que cela existe aussi dans le jazz ?
Justement, je me suis posé la question quand j’ai monté mon école. Moi je n’ai pas eu d’école, et le fait d’avoir appris « n’importe comment » le jazz, sans aucune théorie, ça m’a permis de m’apercevoir qu’en fait ce qui est important, c’est de développer les sens : l’écoute (l’oreille), mais aussi le ressenti de la danse du corps. Comment le corps participe à incarner la musique. Quand j’ai vu Stéphane Grappelli, c’est là où j’ai compris que quelque chose se passait. Quand Stéphane jouait avec Menuhin [17] par exemple, c’est lui qui écrivait ses solos. Moi j’ai eu Vengerov [18] à l’école. Il me disait : « Combien de temps va-t-il me falloir pour devenir violoniste de jazz ? ». Le classique et le jazz, ce sont deux choses différentes pour le même instrument. Alors, pourquoi n’enseigne-t-on pas le jazz au même niveau ? Pour revenir à la question du ressenti, pour moi, les élèves manouches qui viennent à l’école sont les plus difficiles à faire travailler. Ils ont un positionnement rythmique qui est complètement différent de celui du jazz. C’est comme du fox-trot. C’est croche pointée double croche. Pour les faire aller sur le bop, c’est difficile. Il faut les faire jouer à l’envers. C’est complètement différent. Et j’essaye de leur faire non pas comprendre, mais sentir cela. Le comprendre, ça ne sert à rien. Tu peux le comprendre, mais si tu ne le sens pas… Stéphane, quand il jouait, il s’auto-séduisait. Il jouait pour lui, comme si c’était un autre violoniste qui jouait. Il savait jouer beaucoup de choses. Par contre si on allait dans le jazz-rock, ça ne marchait pas.
- Peut-être aussi parce qu’il ne voulait pas aller dans cette voie ?
Il voulait à un moment jouer un peu de violon électrique, essayer de comprendre. Il s’était même acheté un violon électrique, qu’il m’a donné d’ailleurs parce qu’il ne s’en servait pas. À un moment, il a compris que ce n’était pas sa voie, sa culture, que c’était une autre manière de se positionner rythmiquement, et qu’il fallait pour cela penser la musique d’une manière plus abstraite, froide, subjective, moins lyrique, moins romantique… C’est difficile de passer à une nouvelle époque. C’est pour cela que moi j’ai toujours voulu personnellement avancer. Je n’ai jamais voulu rester dans un même style. J’aurais pu rester dans le style jazz-rock, mais j’ai fait autrement.
– C’est assez fascinant de voir que la carrière de Stéphane, en tant que soliste, a démarré très tard.
Stéphane avait une vision un peu classique du jazz. Ses solos étaient pratiquement des solos écrits. Il savait évidemment faire des solos non écrits, mais il se servait toujours de phrases qui étaient des blocs. Des phrases qu’il réutilisait souvent. Il a toujours été inscrit dans son époque, par la qualité et la sincérité de son jeu. Ce n’est pas quelqu’un qui mentait. Et il n’était pas dans la technique, alors qu’il en avait quand même. Il était dans la douceur du phrasé, un peu précieux. C’était un dandy.
– Comment définiriez-vous son style ?
Pour moi, c’est un poète. Il avait du tact. Il parlait très bien la musique. Il y en a qui la jouent, lui la parlait. La musique est une syntaxe, une grammaire, et ça, il l’avait compris totalement. On voit souvent des musiciens de jazz qui n’ont pas compris que la musique fonctionne par des questions réponses, point d’interrogation, point d’exclamation, trois petits points, virgule… Et on s’organise à l’intérieur de ça. Lui, il avait compris que la musique est comme la poésie (au même titre, on fait des alexandrins par exemple), que l’improvisation est une suite de transpositions de modèles.
Martenot [19] disait déjà qu’un improvisateur, c’était cela : un reproducteur de modèles mélodiques, harmoniques et rythmiques. Personnellement, je pense que Stéphane ne faisait pas ça. Il savait toujours ce qu’il allait jouer. Moi, c’est tout à fait le contraire. Je me mets des « peaux de bananes » tout le temps. Je ne veux pas rentrer dans une habitude quelconque, reproduire une même phrase. Quand je m’aperçois que je suis en train de le faire, je casse complètement le truc, car ce n’est pas cela que je veux. Pour moi, c’est de la triche. La seule chose, c’est que quand je mets mes doigts sur le violon, ils tombent là où il faut. Quand j’entends une note, tout de suite, elle me donne une indication de l’intervalle avec l’harmonie. Elle exprime quelque chose. Je me sers de ce matériel-là pour continuer. Je fais des exercices avec mes élèves : par exemple, en jouant un blues, je leur donne une note, qui peut être totalement étrangère à l’harmonie. Ils doivent la jouer, commencer par cette note, et en faire quelque chose. S’ils ne savent pas où elle se situe dans le paysage harmonique, ils sont perdus. Là, on arrive dans un domaine du cognitif où on se sert du cerveau comme d’un objet plastique. On l’entraîne avec des informations extérieures. Pas celles que l’on décide de donner par théorie. Quand on joue avec d’autres musiciens, on n’a que des informations extérieures. Il faut pouvoir les gérer. Si l’on ne gère que nos propres informations, on ne peut pas jouer, on n’entend pas. C’est la grande différence avec le classique, c’est que l’on fonde nos propres partitions intérieures [20], alors que dans le classique, la partition est extérieure. Donc on est assujettis à la partition, et on est vide à l’intérieur. Même si l’on fait de l’interprétation, on sera toujours dans le langage d’un autre. Dans mon spectacle improvisé, j’improvise du classique « à la manière de ». Fiona Monbet, c’est l’exemple même de la nouvelle génération des violonistes. Elle a eu son prix de Paris en jouant une cadence jazz à la Mozart.
– Pour vous, quel est le but des violonistes jazz d’aujourd’hui ? Expérimenter des choses nouvelles ou maintenir et renforcer la tradition de violon jazz de Stéphane ?
On ne se préoccupe pas de cela. On a assez à se préoccuper de jouer du violon. En jouant de la trompette et un peu de saxophone, l’accès à l’improvisation est direct. On n’a pas besoin de réfléchir. Le violon, c’est une réflexion tout le temps. Dans la méthode que j’ai faite, je parle justement de cette vision des doigtés. Le grand problème du violon dans l’improvisation, c’est la première position, à cause des cordes à vide. Quand on quitte la première position, on joue sur un instrument différent. Quand on démanche, on commence par le premier doigt, et ça change tout. Il faut donc penser les blocs harmoniques. Au piano, le do sera toujours là, il ne bouge pas. Tandis qu’au violon, on peut jouer un do avec le premier, le deuxième, le troisième ou le quatrième doigt. Il y a tellement de possibilités, qu’il faut toutes les étudier. C’est comme une guitare en fait. C’est McLaughlin qui m’a fait penser à cela. Ce sont des positions physiques, mathématiques, géométriques de la main. Le grand avantage, c’est que ça te fait sortir de la partition. Tu as un plan, tu connais l’ergonomie de ton instrument, tout se trouve. Après, tu visualises et tu peux changer de tonalité sans aucun problème.
– Dans les conservatoires, il n’existe pas vraiment de classe de violon jazz. J’imagine qu’en tant que violoniste, ça doit être difficile de se faire sa place au sein de cette musique.
Il n’y a pas de professeurs de violon jazz. J’ai réussi à ouvrir une classe au CNR de Lyon, depuis dix ans [21]. Depuis cette date, il y a un professeur de violon jazz à Lyon. C’est difficile de jouer du jazz si tu n’as pas les bases. Tu peux essayer de comprendre comment ça fonctionne, mais c’est difficile. Après, moi je n’ai pas eu d’enseignement du violon jazz. J’ai commencé le jazz parce que je me suis cassé le bras. J’étais au conservatoire à 13 ans, je jouais du Wagner, les concertos, etc., et à 14 ans, je me suis cassé le bras. Mon frère pianiste [Francis Lockwood] avait appris tout seul le jazz. Avant que je me casse le bras, à chaque fois que j’essayais de jouer avec lui, je ne pouvais pas faire une note. Le temps que je cherche, lui était passé à l’autre accord… Ce n’était pas possible. Quand je me suis cassé le bras gauche, le jour de mon prix de conservatoire, j’ai arrêté pendant presque un an de jouer du violon. D’ailleurs, on ne savait pas si je pourrai rejouer un jour. J’ai commencé à tenir mon violon comme une guitare, et j’écoutais des disques de tout : aussi bien Wagner que Beethoven, mais aussi beaucoup de disques que mon frère me donnait. Quand j’ai découvert Ponty, alors là c’était la révélation. J’essayais de reproduire. Les bluesmen aussi étaient très importants pour moi. C’est important de commencer avec le blues. C’est une forme simple. J’ai commencé très simplement à essayer de trouver comment je pouvais jouer avec cela.
– Écoutiez-vous Stéphane ?
Non je n’écoutais pas Stéphane. C’était la musique de mon père, c’était trop « vieux ». J’écoutais Magma. J’expérimentais, j’essayais de jouer rythmiquement avec eux, à l’oreille. Cela me prenait du temps. Je me suis fait l’oreille absolue comme cela. Quand on m’a retiré le plâtre, mon frère était dans sa chambre en train de jouer. Je suis allé le voir, et là j’ai joué. J’ai essayé d’improviser sur un blues. En m’entendant, il s’est vraiment demandé ce que j’avais fait entre temps pour réussir à jouer comme ça. C’est de là que c’est parti. En fait, quand on veut apprendre à improviser, il faut faire comme on fait en Inde : sur très peu de notes (2-3 notes). Si tu n’arrives pas à organiser un solo avec deux notes, tu ne peux pas avec trois. En l’occurrence, mon école avec Magma a été très importante car, rythmiquement, j’ai appris des choses incroyables. J’étais obligé de me fier à mon ressenti.
– Comment peut on improviser sur deux notes ? En jouant avec le rythme ?
Bien sûr. Tu n’as pas le choix. Si tu as deux notes, tu es obligé de travailler ton rythme, comme les rappeurs. On apprend généralement le son avant le rythme. Il faudrait faire l’inverse. Le son, c’est du rythme. C’est du rythme parce qu’on a 440 vibrations. Avant, c’était 432 battements. Cela a été changé pendant la guerre [22]. Dans tous les arts, le rythme est un paramètre essentiel : l’écriture, la peinture… C’est le mouvement, et c’est poser dans l’espace d’une manière concrète (et non pas par hasard) tout ce que tu veux exprimer. Dans notre éducation, il y a eu des ruptures : la rupture 1968, où l’on a pensé que l’improvisation libre était la seule valable. Non, la liberté, c’est de maîtriser le cadre. Quand je joue un standard, je peux jouer n’importe quoi dessus. Évidemment, ça met du temps, des années, mais au final je suis arrivé à cela. Je sais toujours où je suis dans le standard. Le problème est quand on est perdu. Après, on ne peut pas se rattraper. Par exemple, si l’on prend le contre-temps pour le temps, là on est perdu. C’est comme une tortue qui se met sur le dos.
– La difficulté avec le violon, c’est que c’est l’instrument romantique par excellence. Bien que certains compositeurs contemporains s’en servent parfois comme d’un instrument percussif (avec le « col legno », etc.), il continue à être utilisé à des fins plus lyriques, mélodiques, expressives, voire dramatiques, que rythmiques. Imposer un rythme sur un violon peut relever du défi.
C’est difficile, parce que cela sollicite l’archet. C’est un instrument horizontal, il est fait pour mettre les ambiances. Là, je le fais travailler d’une manière verticale, pour le rythme. J’ai développé une technique avec l’archet qui ne m’a pas été inspirée par Jean-Luc Ponty. D’ailleurs, je ne l’ai jamais vu jouer. Je l’ai rencontré il y a à peu près trois ans. On a eu des problèmes entre nous, enfin il a eu des problèmes avec moi. Cela m’a attristé, parce que déjà adolescent je rêvais de rencontrer Jean-Luc Ponty. Il m’a pris en concurrence. Ce n’est pas tout à fait de sa faute non plus. Les journalistes y ont contribué. C’est bête, on sait tous que Jean-Luc Ponty, c’est le maître incontesté, qui a changé tout. Bien que, ce qu’il a amené, ça vienne des États-Unis. Sa manière de phraser vient d’un violoniste américain qui jouait dans l’orchestre des musiques de film de Los Angeles. Son nom m’échappe. Toujours est-il qu’en l’entendant, je me suis dit que cela ressemblait énormément à Jean-Luc Ponty. Svend Asmussen s’est greffé au milieu de tout cela. Lui a pris un peu le côté Grappelli et le côté Ponty. Il est d’origine danoise [23].
– On a appelé Ponty le « Coltrane du violon ». Il s’est beaucoup inspiré du bebop et des cuivres.
Oui bien sûr, il était de cette époque. Il s’en est inspiré. À l’époque, on était en plein dans l’école hard bop, bop. C’était quelque chose de très spécial. Ponty a vraiment réussi à retraduire tout ce phrasé au violon. Ce n’était pas facile. Il avait une sacrée oreille. Quand Ponty a enregistré le disque Sunday Walk [24], il avait 18 ans. C’était tout simplement génial.
– J’ai justement parlé à Jean-Luc Ponty via un échange de mails de cette question de « tradition », d’école française de violon jazz, et il n’était pas du tout d’accord avec ce terme. Il se revendique plutôt d’avoir lui-même inventé une nouvelle tradition.
C’est vrai que lui n’a rien à voir avec Grappelli. Ce n’est pas sa tradition. Il a bâti son truc à partir de ce violoniste américain de l’orchestre de Los Angeles. De toute façon, personne n’invente rien. On peut dire que Jean-Luc Ponty a amené une distorsion de ce qu’il a entendu. C’est une adaptation. Son invention, c’est aussi d’adapter des solos de saxophone et d’autres instruments pour le violon. C’est mon avis. Mais après, chacun a son identité. La tradition est surtout dans la reconnaissance. Un violoniste est reconnu, il va engendrer un autre violoniste qui va être reconnu, et ainsi de suite. Pour moi, elle est là, la tradition. Elle est dans le fait que les violonistes français (comme Warlop et Ponty) sortent tous les deux du CNSM. Moi je n’ai pas fait le CNSM car je suis rentré dans Magma. J’étais à l’École normale, et c’étaient mes deux options. J’ai finalement choisi Magma. J’avais eu ma licence de concert en même temps que je préparais Magma. Quant aux États-Unis, c’est assez précaire. Ce sont des Noirs Américains ou des gens qui viennent du bluegrass, donc avec des techniques très spécifiques et pas toujours abouties (au niveau de la justesse, du son, c’est un peu approximatif). En revanche, ils sont très forts dans les swings. Les musiciens bluegrass ne jouent pas de la même manière que les jazzmen, c’est autre chose.
– On peut dire que la tradition française de violon jazz se rallie à une tradition de violon en général, à une tradition de conservatoire.
Oui, et après je pense qu’il y a la personnalité du musicien, l’entité, l’ouverture.
– Il y a certainement aussi une question de génération. Le rock, par exemple, est arrivé après Grappelli, ce n’est pas son époque. C’est en revanche la vôtre.
Moi je suis arrivé du rock, pas du jazz. J’ai baigné dans la culture Hendrix, etc., et je m’en réjouis. Je vois, aujourd’hui, les petits qui commencent : eux sont dans le jazz moderne. Ils commencent par des esthétiques très froides, intellectuelles. Ils ne développent pas trop l’animalité. Par exemple, Stuff Smith, c’était un animal quand il jouait du violon. Jean-Luc Ponty non, beaucoup moins. Stéphane, c’était sensuel. Moi je suis dans une ouverture, plutôt aussi avec ce côté animal. C’est mon histoire qui crée cela aussi. Avec Magma, j’ai appris à tout donner. Mon approche est très coltranienne. Je me suis nourri de cela, de cette énergie. Je suis un peu une synthèse de tout cela.
– Comment vous situez-vous par rapport à des violonistes comme Dominique Pifarély ?
Je ne sais pas. Dominique, cela fait longtemps que je ne l’ai pas vu. La dernière fois que je l’ai vu, il jouait dans un style très contemporain.
– Lui, apparemment, ne se revendique pas de faire de la musique contemporaine.
Les deux fois où je l’ai entendu, c’était très contemporain. Moi, cela m’intéresse, mais ce n’est pas ma voie.
– Peut-on dire dans ce cas qu’il joue du jazz ? Ou plutôt de la musique contemporaine improvisée ?
Pour moi, le jazz est avant tout du swing, même si c’est free. Coltrane jouait free, mais le rythme et l’énergie étaient toujours là. Dès que le corps participe, pour moi c’est du jazz. Parfois, même le rock c’est du jazz.
– Combien de temps avez-vous joué avec Magma ?
Trois ans et demi [25].
– Qu’est-ce que cela a changé pour vous ?
Une sorte de théâtralité, de mystique très importantes.
– Était-ce le seul groupe de ce genre, qui se revendiquait de faire plusieurs styles de musique ?
Non, nous n’étions pas les seuls. Il y en avait plein, comme Frank Zappa ou McLaughlin par exemple. On était dans une époque incroyable, cela bougeait partout.
– Pour vous, quel est l’avenir du violon jazz ?
On va vers une intelligence artificielle. Le monde se dirige vers une transhumanité [26]. C’est important de se projeter. Le jazz est tout de même une grande part de notre humanité, c’est la part libre. C’est un esprit, une philosophie. Ce n’est pas un style, ni une école. C’est d’ailleurs là où je rejoins Jean-Luc Ponty.
– Comment apprenez vous à faire jouer du violon jazz dans votre école ?
Je tente simplement de donner la possibilité aux élèves de naître à eux-mêmes, d’expérimenter. Mais pour cela, il faut qu’ils développent un sens du rythme très riche, infaillible. Il faut qu’ils se connaissent eux-mêmes, qu’ils apprennent à se connaître au niveau du corps, à se servir du corps comme d’un étayage du rythme, d’évaluer les espaces avec le corps (c’est d’ailleurs pour cela que l’on bat la mesure, qu’on tape du pied…). Aussi, développer l’oreille (entendre), et la culture. Le jazz, c’est à dire l’improvisation, c’est aussi faire appel à des mémoires conscientes, inconscientes, à des savoirs, des connaissances. Une fois que tu as tout cela, quand tu joues après, il y a toujours quelque chose qui te revient de ce que tu as entendu. Il faut savoir que les choses que l’on crée en jazz, dans l’improvisation, ce sont des choses qui existent et que l’on exprime plus ou moins maladroitement. C’est cette part de maladresse qui va faire notre originalité, notre personnalité.
– J’imagine qu’il n’est pas évident pour un violoniste classique de s’intégrer dans le monde du jazz.
Commencer le jazz au violon, c’est comme commencer un nouvel instrument. Mais il y a une chose qui est importante, que j’ai moi-même vérifiée, c’est que travailler les paramètres du jazz au violon permet de rentrer beaucoup plus en profondeur dans la musique classique. Un improvisateur, c’est un compositeur sans borne. En apprenant à gérer la syntaxe, à parler la musique, on peut entendre la musique des autres nous parler, et ainsi la comprendre. Sinon, tu la comprends à moitié. Le système que j’ai développé au niveau des doigts de la main gauche permet de déclencher une virtuosité. Cela devient une mémoire digitale, tu t’étonnes de voir tes doigts bouger comme cela. Ce n’est pas quelque chose de conscient qui te dit de les bouger, c’est autre chose. Cela devient un réflexe, à force de travail.
– Souvent, on a l’impression que l’improvisation est quelque chose de totalement sorti de nulle part, alors qu’il y a des cadres, des points de repère et des bases solides à acquérir avant de pouvoir la pratiquer.
Improviser, cela ne s’improvise pas. La véritable improvisation consiste justement en une multitude d’imprévus. Il y a un moment où tu ne peux jouer que sur des imprévus, tout en sachant ce qui se passe derrière.
– Avez-vous déjà parlé avec Stéphane Grappelli de la manière dont il voyait le jazz ?
Stéphane aimait bien les choses que je faisais. Il me disait : « J’aime bien la façon dont tu phrases, là. Comment tu fais ? ». Bien évidemment, il le reproduisait tout de suite. Mais il ne savait pas comment l’intégrer dans son style. Il avait une belle oreille harmonique, il jouait très bien du piano. Il m’a déjà accompagné au piano.
– À un moment, il jouait presque exclusivement du piano, moins de violon.
Il a joué à l’hôtel Hilton pendant des années. C’est incroyable d’ailleurs.
– Pensez-vous qu’il se soit beaucoup inspiré de Django ?
Django était un génie pur, Stéphane était un génie du violon. Stéphane faisait du violon ce qu’il voulait. Il avait un lâcher-prise incroyable. Il n’avait pas une grande technique, mais sa technique était extrêmement saine. Tout ce qu’il jouait était toujours extrêmement juste. Le son, le vibrato, les approches de notes… Il avait beaucoup de souplesse dans les doigts, le bras. Il jouait toujours avec le gras du doigt, ce qui donnait un son très chaud. La position d’un violoniste classique et d’un violoniste jazz n’est pas la même. C’est en partie pour une question de rythme. Si l’on se place mal, on se détache de son centre de gravité. La position d’un violoniste classique ne colle pas trop avec le rythme jazz.
– Où avez-vous appris ces techniques de violoniste de jazz ?
J’ai beaucoup appris avec les batteurs. J’ai joué un peu de batterie, et j’ai surtout observé l’attitude des batteurs. Déjà, ils sont assis. Ils ne sont pas en extension. Le problème du violoniste classique avec le rythme vient d’abord d’un excès dans le traitement de l’expression : si tu lui demandes d’arrêter de vibrer, il ne sait pas le faire. Je le rappelle souvent à mes élèves, et leur demande vraiment d’arrêter de vibrer autant.
– Comment gérez-vous le vibrato sur le violon ?
Je suis tout simplement capable de jouer des notes sans vibrer. Il y en a qui vibrent avant de jouer la note. La position d’un violoniste jazz ne doit pas bouger, c’est un bloc. Tu ne peux pas lancer la main au hasard, dans tous les sens.
– Est ce que jouer du violon jazz peut décomplexer le violon ?
Oui, notamment pour l’archet. Quand tu sens bien le rythme, tu sens les choses venir. Si tu sens mal le rythme, c’est compliqué. Les chanteurs, par exemple, qui ont du mal avec le rythme ne respirent pas bien. La voix n’est donc pas bien placée car elle n’est pas dans le rythme. Ils peuvent parfois avoir une très belle voix, mais ne pas être dans le rythme, et ça fausse tout. Le violon, c’est comme le chant. Je demande à mes élèves de battre du pied, et j’observe. Je peux voir ceux qui sentent le rythme, et ceux qui ne le sentent pas.
Aussi, les musiciens de jazz n’arrivent pas à détendre le rythme, c’est le processus inverse à la musique classique. Le jazz, c’est autre chose. C’est le rythme qui va donner de la magie, c’est de la musique de transe. Ce sont des événements qui se produisent au même moment, au même endroit, régulièrement. Dans toutes les musiques, il y a des clave [27] (par exemple en salsa).
En jazz, dans le bop par exemple, le chabada est une sorte de clave. Il faut donc essayer au violon de trouver des coups d’archet pour jouer du jazz, comme font les batteurs avec le rock. Il faut trouver la façon de faire pour chaque musique. Il y a des élèves qui ne veulent pas apprendre. Ils veulent tout jouer avec une seule technique et veulent improviser avec toutes les notes.
– Est-ce que jouer du jazz peut déformer la technique classique d’un élève ?
En tout cas, cela l’améliore s’il fait bien les choses. S’il est négligent, ce n’est pas bon. Avec le système que j’ai inventé, il n’y a plus de raison d’avoir peur des démanchés, par exemple. On y va avec bonheur. J’ai travaillé avec des schémas, par intervalles, en fonction des demi-tons, etc. C’est intéressant, passionnant.
Pour revenir à cette histoire d’école : l’école est simplement dans la filiation. S’il y en a un qui est déjà reconnu, ça va obligatoirement entraîner une école. Dans ce sens, je pense que l’on est trois avec Pierre Blanchard [28] et Dominique Pifarély [29]. Puis il y en a eu d’autres aussi, comme Michel Ripoche [30]. C’est un des premiers violonistes électriques qui jouait à l’époque dans le groupe Zoo.
– De quel style se rapprochait il ?
Blues rock, jazz-rock.
– En analysant tout le panorama du violon jazz, j’ai l’impression que la France est clairement prédominante en Europe. Pour autant, peut-on dire d’après vous qu’il existe d’autres écoles importantes de violon jazz dans d’autres pays d’Europe ?
Pour moi, on peut parler surtout d’école européenne du violon jazz. C’est comme pour la contrebasse : il existe bien une école danoise avec Niels-Henning Ørsted Pedersen [31]. Je vais très souvent là-bas, et je vois bien qu’il y a beaucoup de contrebassistes qui suivent la voie de Niels-Henning. Il y a aussi d’ailleurs des violonistes avec Svend Asmussen. En Pologne, il y a eu Krzesimir Dębski [32] (qui était compositeur de musique de films également), et Michał Urbaniak [33] (qui était violoniste, saxophoniste et joueur de lyricon [34]). J’avais un groupe avec lui et John Blake [35] à New York. Le fils de John Black est d’ailleurs devenu un grand batteur dans le Mingus Bing Band [36]. Après il y a eu aussi Mark O’Connor [37] et tous ces gens-là aussi qui ont eu une carrière en dehors de la France.
– Ils ont très certainement exercé une influence dans l’évolution du violon jazz, mais malgré tout, j’ai l’impression qu’ils ne sont pas mis au devant de la scène. Peut-être que ma position n’est pas objective parce que je suis française, mais j’ai tout de même le sentiment que les violonistes français (comme vous, Grappelli, Ponty et les autres) ont une plus grande notoriété que les autres, à l’échelle européenne.
Oui mais c’est normal, après 43 ans de carrière. Maintenant Fiona Monbet [38], c’est un peu la relève. Il y a Mathias Levy [39] aussi qui était dans mon école, qui a gagné le premier prix du concours Stéphane Grappelli [40], puis Bastien Ribot [41].
– Tous ces gens-là constituent donc une sorte de relève dans l’école française de violon jazz ?
Je dirais que c’est la relève « saine » car après, il y en a d’autres qui s’engouffrent aussi un peu dans le truc, mais parfois le résultat n’est pas très concluant. La base, c’est de savoir comment balancer son énergie, et après il faut se construire autour de cela. Moi, je suis né dans une époque où il fallait « envoyer », s’investir physiquement en jouant de la musique. Aujourd’hui, c’est différent, on n’ose pas s’investir, on est prudent, on veut toujours être dans la perfection, et du coup on perd beaucoup de poésie et d’incarnation. Même dans le chant, ce qui est important c’est l’incarnation. Certains chanteurs n’osent pas bouger, sont bloqués. En général, il faut se révolter. Sinon, tu n’as plus de personnalité, tu fais partie de la masse.
Quand on exprime sa propre voie, on est forcément critiqué. Je suis bien placé pour le savoir. Néanmoins, il faut l’assumer et en être fier, le revendiquer. Stéphane me disait : « Tu verras, l’important c’est de passer le pont aux ânes [42] ». C’est à dire qu’il faut oser aller à l’encontre des critiques. Les critiques n’ont pas du tout fait avancer les choses. Pour le jazz notamment, c’est terrible. Tout est possible, quand tu fais les choses avec conviction. Ce que j’ai appris, c’est qu’il ne faut pas hésiter à ne pas vouloir contrôler les choses. Un peintre balance de la matière sur sa toile, et l’organise après. Dans le premier jet, on voit des choses. Et c’est en voyant ces choses, que l’on va pouvoir exprimer quelque chose, dans la continuité. Ce qu’il ne faut pas, c’est vouloir à tout prix plaire au public. C’est ce que j’ai compris avec l’expérience. Ce n’est pas bon, car le public est très volatil et fluctuant. Le truc, c’est de savoir maîtriser les choses, et ne jamais vouloir aller trop loin en dehors de ta maîtrise. Il faut aller s’expérimenter ailleurs, donc prendre des risques, car c’est en perdant que l’on se trouve. Mais il ne faut pas se perdre définitivement non plus. Il faut oser le faire, tenter des choses, et ensuite revenir à tes bases. C’est comme cela que l’on agrandit son rayon de possibilités.
– Finalement n’est-ce pas cela être artiste : apprendre à se connaître, tenter des choses et apprendre à les voir différemment ?
Il y a tout un état d’esprit, une philosophie, une manière de voir les choses. J’ai toujours pensé que le violon était un instrument initiatique de la vie. On apprend à trouver sa juste place, à respirer, à lâcher prise, à ne pas prendre l’instrument comme un ennemi, ou comme quelque chose que l’on veut dominer. On apprend aussi à trouver un équilibre somatique [43] à travers lui, dans les gestes, etc., et à trouver la meilleure chorégraphie.
– Quel conseil donneriez-vous à un jeune violoniste jazz qui débute dans le métier ?
Il faut travailler le rythme, l’oreille, et écouter des violonistes comme d’autres instrumentistes. Ce que font les violonistes au violon, c’est ce qui est réalisable au violon. Par contre, il ne faut pas essayer de reproduire ce que font par exemple des saxophonistes au violon. C’est trop compliqué, ce n’est pas la même ergonomie. Il faut spécialiser son propre jeu. Se trouver, c’est déjà trouver les ressources en soi, pour travailler des choses fondamentales. Il ne faut jamais penser que toi, tu peux apporter quelque chose, sans avoir acquis les bases. C’est ce que je dis à mes élèves : il ne faut pas essayer de jouer bop avant de savoir jouer deux notes. Le blues, ça se joue sur trois notes ou au mieux, une gamme pentatonique.
– Est-ce que certains de vos élèves ont justement pris des voies différentes que celles enseignées dans l’école ?
À vrai dire, je ne donne pas de voie particulière de style ou d’autre chose. Quand je leur donne trois ou quatre notes, je leur demande de me trouver un sens mélodique. Avant de jouer compliqué (modal par exemple), il faut apprendre à construire une mélodie. J’ai remarqué une chose : quand je leur demande d’improviser, ils ne répètent jamais les mêmes notes, alors que c’est le fondement du jazz. Eux pensent que c’est primitif. Or, il faut d’abord savoir être primitif avant d’être moderne. Je ne fais rien d’autre que de leur faire passer la manière dont j’ai appris. Une fois que l’on utilise bien la méthode pentatonique, on arrive à faire sonner mélodiquement beaucoup de choses.
– C’est difficile d’apprendre cela tout seul, comme Stéphane.
Moi, j’ai eu mon frère, qui était très instinctif. Puis, c’est en jouant avec les autres aussi. Il faut écouter des disques, des choses pas forcément très compliquées, comme du jazz manouche. Le plus important, surtout, c’est de jouer sans partition.
– Vous ne jouez jamais avec partition ?
Jamais. Enfin, bien sûr, j’utilise des partitions pour les thèmes. Mais c’est tout. À une époque, je m’amusais : j’allais devant la télévision, et j’improvisais à partir des thèmes que j’entendais (comme la musique de Starsky et Hutch [44]). C’est bien de devoir gérer plusieurs choses en même temps, ça renforce la mémoire digitale. À l’école, je donne tous mes principes de travail et ça permet aux élèves de progresser d’eux-mêmes ensuite. Moi, c’est en faisant la manche que j’ai appris à jouer jazz. En sortant de Magma, je ne jouais pas de jazz. C’était plutôt rock, jazz-rock. Ensuite, j’ai développé le pentatonique, et c’est venu petit à petit.
– Quels sont les profils d’élèves qui se présentent à votre école ?
Il y a beaucoup de filles qui viennent du classique, mais aussi des élèves qui viennent directement du jazz. Le problème avec ces élèves-là, c’est que parfois, ils n’ont pas bien démarré. S’ils n’ont pas été bien guidés dès le début, il faut trouver le moyen de rattraper le truc. Ils ont notamment beaucoup de problèmes techniques. Mais sinon, on a vraiment des élèves du monde entier. Ceux que je trouve les plus intéressants, ce sont ceux qui viennent de la musique country, folk, notamment de la musique irlandaise. Ils sont généralement bons rythmiquement, ils ont de l’habileté au niveau de l’archet et un bon sens mélodique. C’est très important pour le jazz. Encore une fois, le plus important, c’est de se cultiver, de toucher un peu à tout. Il faut s’intéresser à la peinture, au théâtre et au reste pour devenir un bon musicien.
[1] Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris.
[2] Le Centre des Musiques Didier Lockwood (CMDL) a été fondé en 2000 par le violoniste avec André et Chantal Charlier, ainsi que Benoît Sourisse.
[3] Florin Niculescu (né en 1967) est un violoniste de jazz roumain spécialisé dans le jazz manouche. Né dans une famille de musiciens roms, il s’installe en France en 1991. Sa participation au New Quintet du Hot Club de France l’inscrit dans la lignée de Stéphane Grappelli. L’unique disque de cette formation (Iris Music, 1998 [réédition Frémeaux, 2005]), fait intervenir Didier Lockwood sur un morceau (« Blues for Stephane »). Comme Lockwood, Nicolescu s’est régulièrement produit avec le guitariste Biréli Lagrène.
[4] Léo Ulmann a été formé au Conservatoire de Bruxelles auprès de Valéry Oïstrakh. Sa carrière se caractérise par un éclectisme qui l’a amené à collaborer avec des musiciens de jazz, mais aussi avec l’ensemble de Roby Lakatos.
[5] Roby Lakatos (né en 1965) est un violoniste hongrois dont le jeu se situe au confluent du jazz et de la musique tsigane.
[6] Michel Warlop (1911-1947) a été formé au violon classique aux conservatoires de Lille et de Paris. Promis à une carrière de soliste ou de musicien d’orchestre, son parcours bifurque vers le jazz au début des années 1930, lorsqu’il rejoint l’orchestre de Gregor et ses Grégoriens dirigé par Krikor Kelekian (1898-1971). Il est considéré comme le fondateur de la lignée des violonistes de jazz en France (sur Michel Warlop, voir Guingamp, 2011).
[7] Krikor Kelekian (1898-1971) est un chef d’orchestre de jazz français issu d’une famille arménienne. Son orchestre, fondé en 1928, devient avec la formation de Ray Ventura et ses Collégiens l’une des premières formations de jazz à connaître le succès, avant le Quintette du Hot Club de France.
[8] Il s’agit de l’actuel CNSM.
[9] Hezekiah Leroy Gordon « Stuff » Smith (1909-1967) est un violoniste étatsunien. Avec Svend Asmussen (1916-2017), Joe Venuti (1903-1978), Ray Nance (1913-1976), Warlop et Grappelli, il compte parmi les violonistes les plus en vue de l’ère du swing. Il fut assez critique du style bebop au moment de son émergence.
[10] Après avoir obtenu un prix de violon classique au Conservatoire de Paris en 1960 et commencé une carrière de violoniste au sein de l’orchestre des Concerts Lamoureux, Jean Luc Ponty (né en 1942) s’est lancé dans une carrière de musicien de jazz. Sa singularité consiste à avoir adapté le violon jazz (alors associé presque exclusivement au swing) au langage bebop et hard bop. À partir de 1969, il se convertit au jazz-rock et fait œuvre de pionnier en imposant le violon électrique au sein de ce genre.
[11] Formé au Conservatoire de Paris, Michel Colombier (1939-2004), a fait une carrière de compositeur de musique de film et d’arrangeur marquée par un éclectisme remarquable. Il a ainsi collaboré, entre autres, avec des personnalités et des groupes aussi différents que Claude Sautet, Claude Chabrol, Jacques Demy, Pierre Henry, Claude Nougaro, les Beach Boys ou encore Supertramp.
[12] Zbigniew Seifert (1946-1979) est un violoniste de jazz polonais. Il donna au violon jazz une identité particulière en adaptant à l’instrument des procédés employés au saxophone par John Coltrane.
[13] Ce standard de George Gershwin (1898-1937) issu de la comédie musicale du même nom composée en 1924, a été enregistré par les trois violonistes lors de la même séance d’enregistrement organisée par le label Swing le 29 septembre 1937, à Paris.
[14] Comme Warlop et Grappelli, Eddie South (1904-1962) a d’abord été formé au violon classique avant de se lancer dans le monde du jazz pendant les années 1920, au sein (notamment) de l’orchestre d’Erskine Tate (1895-1978). Au début de la décennie suivante, il fonde son propre orchestre, à la tête duquel il s’impose comme l’un des meilleurs violonistes étatsuniens.
[15] Lockwood fait référence au rapport sur l’enseignement de la musique qui lui a été commandé en 2010 par Frédéric Mitterrand alors Ministre de la culture et de la communication (Lockwood, 2012).
[16] Il s’agit du second rapport, commandé en 2014 par le même ministère, alors dirigé par Aurélie Filippetti (Lockwood, 2015).
[17] Yehudi Menuhin (1916-1999) est l’un des violonistes les plus célèbres du XXe siècle. Outre des incursions dans le jazz aux côtés de Grappelli (Stéphane Grappelli et Yehudi Menuhi, Menuhin et Grappelli jouent Berlin, Kern, Porter and Rodgers & Hart, London, EMI, 1973 1985 et Jalousie, London, EMI 1975), Menuhin s’est aussi intéressé à la musique indienne (Ravi Shankar et Yehudi Menuhin, East Meets West, 1968).
[18] Maxime Vengerov (né en 1974 en Russie) est l’un des violonistes classiques les plus demandés depuis le milieu des années 1990.
[19] Musicien et pédagogue réputé pour s’être très tôt intéressé à la dimension psychologique de l’enseignement musical, Maurice Martenot (1898-1980) est surtout connu pour avoir inventé les Ondes Martenot à la fin des années 1920.
[20] L’expression « partition intérieure » renvoie au livre de Jacques Siron, La Partition intérieure (Paris, Outre Mesure, 1992). L’ouvrage a été réédité en 2015, un an avant cet entretien.
[21] Le département jazz du Conservatoire à Rayonnement Régional de Lyon compte parmi ses enseignements instrumentaux une classe de violon jazz, actuellement dirigée par Rémi Crambes.
[22] En 1955, l’International Organisation for Standardisation (ISO) a adopté le la 440 Hz comme fréquence de référence pour l’accordage des violons et des pianos. Auparavant, plusieurs normes cohabitaient, d’un pays à l’autre.
[23] Parfois surnommé the « Fiddling Viking », Svend Asmussen (1916-2017) a d’abord été influencé par Joe Venuti. Pendant l’entre deux guerres, il se produisit avec les musiciens étatsuniens pendant leurs tournées européennes (Joséphine Baker, Fats Waller, ou encore le violoniste Stuff Smith) avant de se faire connaître aux États-Unis après 1945. Avec Stéphane Grappelli et Ray Nance, il fut invité par Duke Ellington à participer à l’album Jazz Violin Session (Paris, Atlantic, 1963).
[24] Jean-Luc Ponty, Sunday Walk, Willingen Schwenningen, SABA, 1967.
[25] Lockwood a joué avec Magma de 1973 à 1977.
[26] Le transhumanisme est un mouvement de pensée qui prône l’augmentation des capacités de l’être humain par des solutions biotechnologiques.
[27] Une clave est une figure rythmique répétée (parfois de manière variée) tout au long d’un morceau. De nombreux genres de musique de danse sont caractérisés par leur association avec une clave.
[28] Pierre Blanchard (né en 1956), est un violoniste de formation classique. Converti au jazz au début dans les années 1980, il joue dans le big band de Martial Solal de 1981 à 1986. Adoubé par Stéphane Grappelli, il reçoit de ses mains, « à titre honorifique » le violon de Michel Warlop (https://www.pierre-blanchard.com/biographie, consulté le 29 juillet 2020). Il s’agit peut-être de ce violon que Lockwood déclare « avoir eu entre les mains » plus haut dans cet entretien.
[29] Né en 1957, Dominique Pifarély se tourne vers le jazz à partir de la fin des années 1970 et devient à partir de la décennie suivante une figure des musiques improvisées, grâce à des collaborations (parmi de nombreuses autres) avec Didier Levallet (né en 1944) et François Couturier (né en 1950).
[30] Michel Ripoche est l’une des figures du violon dans le domaine du jazz fusion et du rock progressif. Il se fait connaître à partir de 1969, lorsqu’il intègre le groupe Zoo.
[31] Le contrebassiste Niels-Henning Ørsted Pedersen (1946-2005) est l’un des musiciens de jazz danois les plus connus. En tant que contrebassiste du Jazzhus de Copenhague dans les années 1960, il collabora avec les plus grands noms du jazz étatsunien.
[32] Krzesimir Dębski (né en 1953) est un violoniste de jazz polonais. Sa carrière atteint un pic en 1985, quand le magazine Downbeat le classe parmi les dix violonistes de jazz les plus influents. Depuis, sa carrière s’est concentrée sur la composition, notamment dans le domaine de la musique de film.
[33] Michał Urbaniak (né en 1943) est un violoniste et saxophoniste de jazz polonais. Au début des années 1970, il fut un pionnier de l’utilisation du violon électrique dans la musique fusion.
[34] Le lyricon est un instrument électronique développé par le luthier et ingénieur Billi Bernardi au début des années 1970. Il s’apparente à un saxophone soprano.
[35] Le violoniste étatsunien John Blake Jr. (1947-2014) s’est fait connaître en tant que sideman de Grover Washington Jr. (1943-1999) et McCoy Tyner (1938-2020).
[36] Le Mingus Bing Band a été initialement formé pour jouer la musique de Charles Mingus (1922-1979). Il se produit tous les lundis soir au Jazz Standard à New York.
[37] Le violoniste étatsunien Mark O’Connor (né en 1961) présente plusieurs points communs avec Lockwood. Musicien caméléon, capable de jouer du jazz comme de la musique classique, country ou du bluegrass, il s’est aussi intéressé de près à la pédagogie en publiant une méthode de violon intitulée la « méthode O’Connor » (O’Connor, 2009).
[38] Fiona Monbet (née en 1989) est diplômée du CNSM (violon classique) et du Centre des Musiques Didier Lockwood. Protégée de Lockwood depuis la fin des années 2000, elle mène une carrière intense dans le domaine du jazz et de la musique classique.
[39] Né en 1982, Mathias Lévy fait partie des violonistes français les plus en vue aujourd’hui. Comme Lockwood, il s’inscrit dans la tradition de Stéphane Grappelli, auquel il rend hommage dans un album qui prend ses distances avec le revival (Revisiting Grappelli, Paris, Jazz Family, 2017).
[40] Le « Concours international de violon Stéphane Grappelli » a été fondé en 2011 à Calais par Didier Lockwood, dans le cadre du festival « Violons, chants du monde ». Il a connu trois éditions jusqu’en 2015. En 2011, Mathias Lévy est le premier lauréat de ce concours.
[41] Formé à Toulouse puis au CMDL où il enseigne aujourd’hui, Bastien Ribot (né en 1986) est l’un des meilleurs violonistes français de jazz manouche.
[42] « Passer le pont aux ânes » signifie parvenir à vaincre un obstacle apparent qui, en réalité, n’en est pas un.
[43] Ce qui relève du « somatique » se rapporte au corps, par opposition à ce qui relève du psychique.
[44] Cette série télévisée étatsunienne a connu un grand succès en France, où elle a été diffusée de 1978 à 1984 puis de 1989 à 1995 sur TF1.
Violoniste formée au Conservatoire National Supérieur de Musique (classe de violon), au conservatoire de Bruxelles et au Royal College of Music de Londres, Mathilde Marsal s’est fait connaître en 2019 avec le duo Variations qu’elle a formé avec le DJ Dave Clarke, et qui s’inspire librement de l’univers sonore de Gustav Holst. Mathilde a obtenu en 2016 un Master de Musique et de Musicologie intitulé « L’influence de Stéphane Grappelli dans l’évolution du violon jazz au XXe siècle ». C’est dans le cadre de ce master qu’elle a réalisé un entretien avec Didier Lockwood.
Guingamp, Pierre, Michel Warlop (1911-1947), génie du violon swing, Paris, L’Harmattan, 2011.
Lockwood, Didier, Quelle méthodes d’apprentissage et de transmission de la musique aujourd’hui ?, Rapport à l’attention de Monsieur le Ministre de la Culture et de la Communication, 2012 (https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Missions/Rapport-de-M.-Didier-Lockwood-Mission-de-reflexion-sur-la-democratisation-de-l-enseignement-de-la-musique).
Lockwood, Didier, Transmettre la musique aujourd’hui, Rapport 2014/2015 de M. Didier Lockwood, 2015 (https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2016/06/21.06.2016_rapport_de_didier_lockwood.pdf).
O’Connor, Mark, The O’Connor Method — A New American School of String Playing (10 vol.), Ann Arbor, Shar Music, 2009.
Siron, Jacques, La Partition intérieure, Paris, Outre Mesure, 1992 [rééd. 2015].
Pour citer l'article
Mathilde Marsal : « Entretien avec Didier Lockwood, Paris, 11 mai 2016 » , in Epistrophy - Didier Lockwood (1956-2018). Pour une histoire immédiate du jazz en France / For an instant history of jazz in France .05, 2020 Direction scientifique : Martin Guerpin - ISSN : 2431-1235 - URL : https://epistrophy.citizenjazz.com/entretien-avec-didier-lockwood.html // Mise en ligne le 20 décembre 2020 - Consulté le 16 septembre 2024.
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