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« Sauver » le jazz (de la modernité) ? L’« attitude-moderne » des jazzmen : une alternative possible à la conception évaluatrice de la modernité


“Save” the jazz (from modernity) ? The “modern-attitude” of jazz musicians : a possible alternative to the evaluative concept of modernity

Joana Desplat-Roger


Résumé


Cet article entend mettre à jour une ambiguïté sous-jacente à la notion de modernité, qui prétend servir à opérer une simple et inoffensive périodisation, alors qu’en réalité elle a aussi pour fonction d’évaluer et d’exclure certaines musiques du champ de la modernité. C’est notamment cette intention discriminante de la notion de modernité qui a permis à Adorno de chasser le jazz de la sphère de l’esthétique, puisque selon lui la non-modernité du jazz indique un « retard » du jazz par rapport à son époque.

À partir de ce constat, nous tenterons de proposer une nouvelle conception de la modernité, qui n’est plus déterminée par un jugement esthétique extérieur, mais qui se construit par un engagement des acteurs dans le cours de l’histoire. Alors il n’y aurait plus besoin de « sauver » le jazz en lui cherchant des éléments modernes déjà déterminés comme tels au préalable, mais il faudrait comprendre en quoi l’attitude des jazzmen exprime un rapport résolument moderne à l’histoire.

Si ce qu’on appelle la « jazz-attitude » coïncide bien avec la « moderne-attitude », alors ce qui menace le jazz n’est plus son prétendu archaïsme, mais uniquement cet usage discriminant du terme de modernité dont on a tant de mal à se défaire.


This article intends to reveal an underlying ambiguity in the notion of modernity, which claims to carry out a simple and harmless periodization, while, in reality, it also has the function to assess and to exclude some of the music from the field of modernity. This is notably the discriminatory intent of the notion of modernity that allowed Adorno to push out the jazz sphere of aesthetics, since according to him the non-modernity of jazz indicates a "delay" of jazz from its time.

From this observation we shall try to propose a new comprehension of the modernity, which is not any more determined by an outside aesthetic judgement, but is constructed by a commitment of actors of modernity in the course of history. Since there would be no need to "save" jazz of seeking out modern elements already determined as such, we need to understand that the attitudes of jazzmen express a modern relation to history.

If what they call the jazz-attitude coincides well with the modern attitude, then what threatens jazz is not any more its alleged archaism, but only this discriminatory and sticky usage of the term “modernity“.



Texte intégral



Ce qui ouvre la voie à l’investigation philosophique, c’est presque toujours la mise en évidence d’une ambiguïté logée dans les termes les plus courants – ces termes véhiculés par les discours qui tentent par tous les moyens de la masquer. Si l’ambiguïté, une fois déterrée, apparaît finalement comme ayant toujours été là, sa manifestation reste pour le philosophe une source de réjouissance, lequel y voit la marque d’un terreau fertile pour sa réflexion. Or en cela, la notion de modernité s’avère être un véritable trésor philosophique pour celui qui s’y confronte ; car interroger « la modernité du jazz », c’est à mon sens devoir faire face à une appréciation (et, symétriquement, à une dépréciation) esthétique du jazz qui ne dit pas son nom.

 Le jazz pris dans les filets du critère de la modernité

Pour pouvoir mettre en évidence le fait que notre utilisation courante du terme de modernité joue bien souvent un rôle qualifiant et disqualifiant de ce qu’il prétend simplement décrire, il nous faut revenir sur l’ambivalence bien connue des deux acceptions du terme de modernité : celui-ci se comprend premièrement dans un sens diachronique, désignant simplement une époque de l’histoire ; mais il décrit aussi la spécification d’un style artistique, que l’on suppose être en adéquation avec l’époque ayant été déterminée comme moderne. Avoir un discours clair sur la modernité supposerait de pouvoir déterminer de manière précise ces deux caractéristiques en présence dans la notion de modernité : il faudrait donc d’abord pouvoir s’entendre sur une datation permettant de délimiter ladite période moderne (prenons l’exemple de ce qu’on appelle « philosophie moderne », désignant une partie spécifique de l’histoire de la philosophie qui s’étend de la Renaissance à la philosophie des Lumières) ; puis sur la caractérisation des critères spécifiques permettant de décrire cette même période (la philosophie moderne ayant souvent été caractérisée par son intérêt particulier pour les sciences). On voit bien ici à quel type de difficultés risque d’être confrontée l’imposition d’une telle ligne de partage, puisqu’il serait assez aisé de remettre en cause la pertinence de cette caractérisation de la philosophie moderne en la mettant tout simplement en regard avec la philosophie antique telle que celle d’Aristote, qui faisait déjà des sciences un point central de sa philosophie – ce simple constat ne permettant certainement pas d’en déduire que l’intérêt d’Aristote pour les sciences pourrait suffire à faire de lui un philosophe « moderne ». Ici apparaît alors le point névralgique d’une confusion logée au cœur des discours sur la modernité, qui ont – souvent malgré eux – tendance à glisser d’une perspective simplement historique, à une perspective que j’appellerais volontiers « évaluatrice » en ce qu’elle vise à déterminer la concordance d’un objet avec son époque. À ce titre, il semble que l’usage à première vue purement historique de la notion de modernité (sans doute assez peu efficace mais somme toute d’apparence tout à fait inoffensive) ne déclare pas tout à fait ses intentions : tout porte à croire qu’au contraire elle opère une valorisation de ce qui coïncide avec une époque donnée, et inversement une disqualification de toutes les productions intellectuelles et artistiques qui pourraient échapper aux critères ayant été définis comme ceux de leur époque. Avec le risque que toute philosophie, tout art, toute musique issues de l’époque dite moderne mais ne correspondant pas aux critères « modernes » se voient alors subitement déclassés puis relayés à des catégories nettement moins valorisantes et moins valorisées que la celle de la modernité (tradition, régression ou archaïsme : c’est ce que nous interrogerons par la suite).

Si tel est bien le cas, alors la question de la modernité du jazz témoigne d’un enjeu bien plus essentiel qu’on pourrait d’abord le penser, puisque lui accorder le statut de modernité reviendrait alors à sauver le jazz de ce qui pourrait l’opposer à la modernité, à savoir – pour le dire un peu trivialement – de ses origines « archaïques ».

À ce titre, il est intéressant de constater que c’est bien sur l’exclusion pure et simple du jazz du champ de la modernité qu’Adorno fait reposer sa critique du jazz ; la notion de modernité apparaissant en effet comme un critère décisif de son esthétique. Comme le met en évidence Agnès Gayraud dans son article « La modernité exclusive. Sur l’esthétique musicale de T. W. Adorno » [1], la position philosophique adornienne à l’égard de la modernité pourrait se résumer en une seule phrase : « hors de la modernité, point de salut ! », puisqu’Adorno présente la modernité comme étant « littéralement exclusive, c’est-à-dire à la fois inévitable et discriminante. Non seulement elle est la seule option esthétique valable – tout ce qui prétend s’y soustraire bascule dans l’insignifiance – mais encore elle n’admet pas de demie mesure : ou bien une œuvre est moderne, donc véritable, ou bien elle n’est ni moderne ni véritable [2] ». Si la modernité apparaît comme le critère décisif de l’esthétique adornienne, c’est en tant qu’elle permet de rendre compte du progrès inhérent à l’histoire de l’art qui, selon Adorno, doit s’exprimer sous la forme d’une série de ruptures successives des codes conventionnels (le progrès musical ayant abouti à l’abandon de la tonalité elle-même, rupture ultime portée par la Nouvelle Musique et qui correspond selon lui à l’avènement de la modernité. [3]) Et alors que l’histoire de la musique se doit d’être porteuse d’une telle vision du progrès, le jazz, contrairement à ce qu’il prétend, ne présente pour Adorno aucune véritable rupture par rapport aux codes harmoniques qui l’ont précédé puisque selon ce dernier « les conventions harmonico-mélodiques de la musique de danse traditionnelle n’y sont pas fondamentalement enfreintes. » [4] Ainsi, la seule chose qui dans le jazz pourrait se faire passer pour un trait de modernité est le principe rythmique de la syncope, mais Adorno entend montrer que là encore la syncope ne constitue pas de véritable rupture avec les conventions rythmiques, et ce pour deux raisons : tout d’abord parce que celle-ci apparaissait déjà sous de multiples variantes dans le cake walk ayant précédé le jazz, et ensuite parce qu’elle ne permet pas de remettre en cause la métrique générale de la mesure marquée par la grosse caisse qui reste parfaitement cadrée symétriquement :

« En dépit de toutes ces “syncopations”, souvent d’une apparence très compliquée dans les pièces virtuoses, le mètre de base est pourtant rigoureusement respecté, et marqué chaque fois par la grosse caisse. Les événements rythmiques portent sur l’accentuation et le phrasé, non sur le déroulement temporel de la pièce, et même l’accentuation se rapporte toujours […] à la symétrie fondamentale. C’est en particulier dans la “rythmique globale” que la symétrie est parfaitement respectée ; rien ne conteste la prédominance d’une période de huit mesures, voire de quatre, qui la subdivise. À cela correspondent des rapports de symétrie tout aussi simples dans le domaine de l’harmonie et de la mélodie, que structurent demi-cadences et cadences parfaites [5] ».

Aucun élément musical du jazz n’est donc suffisamment novateur pour exprimer ce trait salvateur de modernité : tout porte donc à croire que le jazz, « pris en défaut » par le critère de la modernité, serait alors renvoyé par Adorno à une autre catégorie musicale telle que celle de musique traditionnelle – ce qui aurait pu au moins lui permettre de s’affirmer dans sa spécificité. Mais là encore, le jazz reste pour Adorno suspect, car il ne constitue pas un véritable retour aux traditions noires, ses origines authentiques étant selon lui « sujettes à caution [6] ». Le jazz n’est en rien une musique traditionnelle, au mieux il doit être considéré comme une musique « régressive » entièrement produite par la société de consommation caractéristique de l’époque moderne :

« Les instincts profonds ainsi restaurés [par le jazz] ne constituent pas une aspiration vers la liberté, mais une régression par domination ; il n’y a guère d’autre archaïsme dans le jazz que ce mécanisme d’oppression produit par la modernité [7] ».

Ainsi, l’analyse adornienne montre que le jazz n’est pas davantage une musique traditionnelle qu’il n’est l’expression de la modernité musicale : il n’est que le produit de la « modernité » cette fois comprise dans ce qu’elle a de pire, c’est-à-dire non plus en tant que critère décisif de l’esthétique, mais au sens de période historique décadente qui promeut la consommation de masse. Musicalement le jazz n’est donc ni moderne ni traditionnel, mais il est une musique d’entertainment tout à fait représentative de la médiocrité de l’époque moderne : à ce titre on retrouve ici au cœur de la philosophie d’Adorno ce même « double emploi » de la notion de modernité, qui est appelée tantôt à décrire une période historique (et pour Adorno, celle-ci est décadente) ; tantôt à établir un critère de validation esthétique d’une musique en rapport avec le progrès artistique de son époque. Et comme s’il voulait parer à cette ambiguïté de l’usage qu’il fait du terme de modernité, Adorno utilise une curieuse formule pour décrire la spécificité du jazz : celui-ci serait issu d’un « archaïsme moderne [8] » – formulation certes paradoxale mais qui a l’avantage de refuser au jazz à la fois sa modernité esthétique et son rapport authentique à la tradition.

Pour sortir le jazz de ce mauvais traitement infligé par Adorno, la seule solution semble-t-il serait d’inscrire définitivement le jazz dans l’une ou l’autre des deux catégories musicales : moderne ou traditionnelle. Or c’est bien à cette tâche que s’emploient encore aujourd’hui les discours critiques sur le jazz qui cherchent à déterminer où commence et où finit le « jazz moderne », comme si la notion de modernité portait en elle un gage indispensable pour qu’une musique puisse être considérée comme novatrice et capable de s’insérer dans le progrès de l’histoire de l’art. À ce titre, les nombreuses discussions autour du statut du bebop censé exprimer le « tournant moderne » du jazz en sont un exemple des plus frappants, car comme le souligne Emmanuel Parent dans son livre Jazz Power, Anthropologie de la condition noire chez Ralph Ellison, la querelle entre « progressistes » et « traditionalistes » a pris une telle ampleur que le débat, à l’origine esthétique, a rapidement adopté une dimension morale et politique :

« Dans le camp des progressistes, le bebop signifie essentiellement le droit, pour la communauté afro-américaine, à s’émanciper d’un cadre traditionnel pour créer librement un art dont les contours abrupts rappellent les dissonances de l’art moderne. La légitimité du bebop s’appuie sur celle de la libre quête artistique d’individus aptes à se définir eux-mêmes hors des contraintes du marché ou de rôles raciaux. Dès lors, toute critique de cette posture est inévitablement réactionnaire : un racisme culturel se cache derrière la nostalgie de la musique du “Noir rigolard” d’avant-guerre. […] Quiconque remettait en cause la tabula rasa du bebop se voyait qualifié de populiste et de raciste, refusant aux Noirs leur ticket d’entrée dans la modernité [9] ».

Ce texte laisse apparaître ce qui se joue véritablement dans le fait de pouvoir concéder au jazz un accès à la modernité : il s’agit en fait par ce geste de le légitimer musicalement et socialement. À tel point qu’Emmanuel Parent s’attribue lui-même la tâche de défendre Ralph Ellison de ce qui pourrait être compris comme un « conservatisme » de sa prise de position « antibebop », en expliquant que la position d’Ellison consistait avant tout à « critiquer le positivisme et le légitimisme des modernistes du jazz, qui témoignent d’une « piété envers la “musique sérieuse”, une attitude considérée par eux comme la route musicale vers la respectabilité et leur acception au sein du culte des intellectuels du jazz. » [10]. En d’autres termes, si Ellison a refusé de voir le bebop comme « l’évolution inéluctable et nécessaire du jazz », c’est parce que cela impliquait « en retour que la musique qui avait formé son accès au monde et à l’art “manquait” de quelque chose, n’était en un mot pas assez moderne [11] ».

Comme nous l’avons vu, l’exclusion adornienne du jazz du champ de la modernité esthétique n’est pas un geste anodin, mais surtout il n’est pas un geste isolé : d’une certaine façon je crois même que le sauvetage du jazz opéré par les « modernistes » repose – par un procédé de symétrie inversée – sur ce même présupposé adornien : le jazz doit être moderne pour avoir une légitimité. Il « doit » être moderne : il y a là une dimension implicitement morale exprimée dans ce besoin de secourir le jazz en établissant ses traits de modernité, et ce justement parce que le terme de modernité porte en lui cette qualification/disqualification morale de ce qu’il entend seulement décrire. Par la modernité se joue donc la pertinence d’une musique par rapport à son époque, et par conséquent aussi la mesure de son éventuel retard par rapport à cette même époque. En ce sens, l’usage que l’on fait du terme de modernité n’est jamais neutre moralement, puisqu’il transporte avec lui l’étalon de mesure de ce retard, à partir d’un certain nombre de critères qui ne sont pas toujours explicités. Comme le dit d’ailleurs Adorno, « en se soumettant à l’aune de la musique savante, [le jazz] se révèle comme largement en retard [12] ». Que le jazz soit « en retard », signifie seulement ici qu’il ne s’insère pas dans la courbe du progrès historique de la musique savante européenne. C’est donc l’esthétique adornienne qui juge de ce « retard », à partir de critères préalablement déterminés par Adorno comme étant ceux capables d’exprimer l’avènement historique de la modernité.

Tant qu’on évaluera une musique à l’aune de critères ayant été déterminés avant même de l’y confronter, comment éviter l’écueil de la considérer comme en décalage – et donc en retard – vis-à-vis de ces critères ? N’est-il pas alors une tentative vaine de vouloir légitimer le jazz en cherchant à le faire coïncider à tout prix avec des critères qui ont été établis au préalable et de manière extérieure à l’étude du jazz lui-même ? Doit-on continuer à tenter de « sauver » le jazz de sa potentielle exclusion du champ de la modernité, ou bien ne doit-on pas plutôt repenser la modernité à partir de ce qui lui résiste, et qu’elle ne parvient pas à penser ?

 Pourquoi le jazz n’a pas besoin d’être sauvé : la modernité est une « attitude »

Peut-être alors que le jazz n’a pas besoin d’être sauvé de son exclusion de la modernité, mais qu’il doit être sauvé de la modernité tout court – c’est-à-dire de cette dimension évaluatrice et disqualifiante portée par notre usage du terme de modernité. C’est alors la notion de modernité elle-même qui doit être repensée, afin de pouvoir nous libérer de sa charge morale et légitimante pour qu’elle soit enfin capable de redonner une place privilégiée aux acteurs de la modernité.

C’est ce que se propose de faire Foucault dans son analyse du célèbre texte de Kant Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? [13], dans laquelle il présente une nouvelle définition de la modernité comme « attitude » [14]. Pour saisir en quoi cette nouvelle manière de comprendre la notion de modernité peut être importante pour repenser à nouveaux frais la question du jazz, il nous faut revenir de la manière dont Kant caractérise le processus en marche des Lumières – à savoir l’Aufklärung, qui rappelons-le perd malheureusement tout de sa connotation dynamique à être traduit classiquement en français par : « les Lumières ». En effet pour Kant, ce qui caractérise l’Aufklärung, c’est l’émancipation d’une pensée jusque-là mise sous tutelle (ce qu’il appelle l’état de minorité), qui s’affirme peu à peu comme une pensée capable de raisonner par elle-même sans avoir besoin de l’aide de tuteurs (ce qu’il appelle l’état de majorité). Ce « devenir-majeur » de l’humanité, qui passe par l’expansion de l’usage de la faculté rationnelle, s’exprime comme le souligne Foucault dans un double sens : en effet il est à la fois l’expression d’un état de fait (quelque chose qui advient au XVIIIe siècle), mais il est aussi une tâche à accomplir par l’humanité. Autrement dit, l’Aufklärung suppose que ceux qui participent de fait à la modernité en train d’advenir, ont en réalité un double statut dans la manière de traverser ce passage à la majorité : ils sont à la fois ce qui compose ce processus puisque de fait ils y participent, mais ils en sont aussi les acteurs directs en ce sens qu’ils doivent s’y engager pleinement. C’est de ce positionnement spécifique des acteurs de la modernité en marche, que Foucault déduit ce qu’il appelle l’ « attitude » de la modernité :

« En me référant au texte de Kant, je me demande si on ne peut pas envisager la modernité plutôt comme une attitude que comme une période de l’histoire. Par attitude, je veux dire un mode de relation à l’égard de l’actualité ; un choix volontaire qui est fait par certains ; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche [15] ».

À première lecture, il peut sembler que le terme d’attitude vienne ici se substituer à la modernité au sens de période : dans ce cas, on pourrait légitimement se demander si un terme équivoque (« attitude ») ne vient pas remplacer un autre terme équivoque (« modernité »). Cependant, le texte de Kant permet de lever cette équivoque et de mieux saisir ce que Foucault entend décrire par l’attitude de modernité : celle-ci ne décrit pas naïvement le fait d’agir en conformité avec son époque (si tel était le cas, on retomberait alors dans le second usage de la modernité que fait Adorno, qui semblait la confondre avec l’attitude conformiste à l’égard des phénomènes de mode engendrés par l’époque moderne) ; mais il s’agit de faire quelque chose avec ce qui est en train de se passer. En effet, le passage de la minorité à la majorité est pour Kant le moment où l’humanité se saisit de son histoire, et le présent lui apparaît non plus simplement passivement, mais prend un sens nouveau en étant perçu comme une tâche à accomplir. De même, pour Foucault, ce qui définit la modernité est le geste qui consiste à se saisir activement d’une histoire en train de se faire :

« Pour l’attitude de la modernité, la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement à l’imaginer, à l’imaginer autrement qu’il n’est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant dans ce qu’il est. La modernité […] est un exercice où l’extrême attention au réel est confrontée à la pratique d’une liberté qui tout à la fois respecte ce réel et le viole [16] ».

L’attitude dont parle Foucault est donc une manière spécifique de se positionner au sein de l’histoire telle qu’elle advient. Ce positionnement résolument moderne témoigne d’une volonté de transformer le monde à partir de ce qu’il est véritablement, sans truchement, sans faux-semblant : cette transformation du monde ne peut alors s’exprimer que par le biais d’une lutte avec la réalité. Voilà pourquoi la modernité doit être comprise comme une tâche à accomplir : appartenir à la modernité, ce n’est pas seulement pouvoir l’attester, c’est savoir s’engager dans la lutte nécessaire impliquée par l’histoire. Et c’est aussi pourquoi selon Foucault la notion de modernité ne s’oppose plus à ce que l’on pourrait appeler la prémodernité (toujours naïve et archaïque), ni à la postmodernité (forcément inquiétante), elle s’oppose à une autre attitude fondamentale avec laquelle elle est toujours en lutte : la « contre-modernité ».

Alors, que l’attitude moderne, telle qu’elle apparaît dans la lecture foucaldienne de Kant, peut-elle nous apprendre sur les rapports entre jazz et modernité ? Pour répondre à cette question, tâchons de nous arrêter sur une étrange coïncidence sémantique qui a, là encore, de quoi réjouir le philosophe qui s’y frotte : alors que les débats sur la caractérisation du jazz font rage, le terme d’ « attitude » est bien souvent convoqué – parfois de manière assez opaque – pour décrire la spécificité du jazz (et peut-être sa modernité ?).

 La « jazz-attitude » : expression de l’attitude moderne ?

Il nous faut partir d’un premier constat : la notion « d’attitude » apparaît fréquemment dans les textes discutant la spécification du jazz dans le but de dissocier les caractéristiques strictement musicales du jazz, et l’expérience de vie dont veulent témoigner les musiciens de jazz par leur musique. C’est en effet sous cette forme qu’elle apparaît dans les lignes de LeRoi Jones, qui convoque le terme d’attitude afin de rendre compte de la prévalence de la vision du monde défendue par les Noirs américains sur la façon dont ils ont créé leur musique :

« Negro music is essentially the expression of an attitude, or a collection of attitudes, about the world and only secondarily an attitude about the way music is made [17] ».

Le terme d’attitude entend décrire ici une manière propre aux Afro-américains de se tenir face au monde, ce que LeRoi Jones appelle un peu plus loin le « stance » [18]. Selon lui cette posture vis-à-vis du monde a une implication directe sur leur manière de faire de la musique. C’est donc la notion d’attitude qui lui permet de penser une inséparabilité profonde entre l’histoire des musiciens afro-américains et la spécificité de leur production musicale (on retrouve par ailleurs un usage similaire du terme d’attitude dans les lignes Ralph Ellison, bien que comme le montre Emmanuel Parent, les implications en soient très différentes [19]). On trouve un même usage du terme d’attitude francisé dans un certain nombre d’études française sur le jazz, comme en témoigne par exemple l’introduction du livre Le jazz et l’Occident de Christian Béthune :

« Le jazz n’est pas que de la musique, c’est une “attitude”, une façon d’être qui s’articule sur une vision du monde [20] ».

Si ce terme d’attitude est toujours appelé à décrire une manière d’être spécifique des Afro-américains qui est exprimée dans leur musique, force est de constater que celle-ci n’est jamais véritablement explicitée par les auteurs qui y ont recourt. En effet, on peut légitimement s’interroger sur la particularité de cette manière d’être au monde exprimée par le jazz : qu’est-ce que le « stance » des Noirs américains porte en lui de spécifique ? On peut supposer que ce terme d’attitude traduit l’idée d’une expérience commune des Noirs vivant sur le sol américain, qu’il implique une posture de défiance, voire même une certaine agressivité à l’égard des critiques blancs jugeant de leur musique, ou bien encore qu’il exprime le signifying propre au parler afro-américain [21]. Toujours est-il que l’ensemble de ces déterminations de la « jazz-attitude » restent pour le moins indéterminées et constituent une grande part d’implicite dans les discours qui le convoquent. La jazz-attitude apparaît ainsi comme un « signifiant flottant », sans doute lourd de sens, mais pourtant symptomatique d’un embarras quant à pouvoir décrire sa singularité.
Ce qui nous laisse l’opportunité de tenter un rapprochement entre cette « jazz-attitude » et « moderne-attitude » décrit par Foucault : la « jazz-attitude » ne témoigne-t-elle pas toujours d’un positionnement spécifique des Afro-américains vis-à-vis de leur histoire ? La façon de « se tenir au monde », le « stance » évoqué par LeRoi Jones, ne décrit-il pas une manière pour les musiciens de jazz d’être les acteurs de leur propre histoire, de s’engager à corps perdu dans une lutte constitutive qui s’exprime dans leur manière de faire de la musique ?
Comprendre la jazz-attitude à la lumière de l’attitude moderne foucaldienne, nous permettrait tout d’abord de délester la notion de modernité de sa dimension évaluatrice et discriminatrice. En effet, l’attitude moderne telle que la présente Foucault ne peut se comprendre autrement que comme un engagement dans l’histoire, qui n’est donc déterminé par aucun discours critique, mais qui est acté par ceux qui font l’histoire. La modernité des musiciens de jazz est celle revendiquée par les jazzmen et jazzwomen eux-mêmes, et elle s’exprime par une attitude refusant une mise sous tutelle de leur propre musique, et une lutte contre l’imposition de critères extérieurs et prétendument universels :

« Usually the critic’s commitment was first to his appreciation of the music rather than to his understanding of the attitude which produced it [22] ».

Comme l’exprime LeRoi Jones ici, l’appréciation esthétique des critiques blancs sur la musique noire (ou dans d’autres termes, la perspective évaluatrice) refuse toute forme de compréhension de l’attitude qui s’exprime dans leur manière de faire la musique. Autrement dit, évaluer la modernité du jazz revient inévitablement à rater ce qui fait sa modernité – à savoir sa lutte contre des critères esthétiques qui lui ont été imposés.
Dans cette perspective, alors le jazz n’a plus besoin de nous pour être sauvé, car il ne lui « manque » rien – et certainement pas la modernité : les jazzmen et les jazzwomen se sont saisis de leur histoire, ils se sont acharnés à imaginer le monde autrement qu’il n’est et à le transformer non pas en le détruisant, mais le captant dans ce qu’il est. Par la pratique de leur liberté, ils ont tout à la fois respecté et violé les critères esthétiques imposés. [23]




Notes


[1Gayraud, 2010.

[2Ibid., p 258.

[3Sur ce point, voir, par exemple, Adorno, 1979 [1958] pp. 45-46.

[4« Über Jazz » [1936] in Adorno, 2003, p. 67.

[5Ibid., p 68.

[6Ibid., p 73.

[7Ibid., p 75.

[8Id.

[9Parent, 2015, pp. 100-101.

[10Ibid., p 105.

[11Ibid., p 121 [je souligne].

[12Adorno, 2003 [1936], p.80.

[13Kant, 1994 [1784].

[14Foucault, 1994 [1984].

[15Ibid., p 568.

[16Ibid., p 570.

[17Jones, 1968, p 13.

[18Ibid., p 19.

[19Parent, 2015, p 118.

[20Béthune, 2008, p 13.

[21Le signifying décrit, dans le parler afro-américain, l’adjonction d’un second degré qui n’est compris que par la communauté des pairs. Voir sur ce point Gates, 1988, p. 51, ainsi que Parent, 2015, p. 78 [note 2].

[22Jones, 1968.

[23Paraphrase volontaire de la citation de Foucault, voir note n°16.




Auteur(s) - Autrice(s)


Agrégée de philosophie, Joana Desplat-Roger enseigne la philosophie en classes de Terminales en région parisienne depuis 2011. Après avoir soutenu un Master 2 de philosophie en 2008 sur la notion de jeu chez Derrida et Deleuze, elle poursuit ses recherches sur la question du jeu dans le domaine musical. Elle prépare actuellement une thèse de Doctorat sous la direction de Peter Szendy (Paris Ouest Nanterre La Défense) intitulée Le jeu comme « correctif » de la philosophie : l’esthétique adornienne face au jazz  ; et poursuit en parallèle de son travail philosophique une pratique instrumentale de clarinettiste et de saxophoniste.


Bibliographie


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Béthune, Christian, Le jazz et l’occident. Culture afro-américaine et philosophie, Paris, Klincksieck, 2008.

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Gates, Henry Louis Jr., The Signifying Monkey. A theory of African-American Literary Criticism, New York, Oxford University Press, 1988.

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Parent, Emmanuel, Jazz Power, Anthropologie de la condition noire chez Ralph Ellison, Paris, CNRS Editions, 2015.



Pour citer l'article


Joana Desplat-Roger : « « Sauver » le jazz (de la modernité) ? L’« attitude-moderne » des jazzmen : une alternative possible à la conception évaluatrice de la modernité » , in Epistrophy - Jazz et Modernité / Jazz and Modernity.01, 2015 - ISSN : 2431-1235 - URL : https://epistrophy.citizenjazz.com/sauver-le-jazz-de-la-modernite-l.html // Mise en ligne le 11 octobre 2015 - Consulté le 16 septembre 2024.

Jazz et Modernité / Jazz and Modernity

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